Revue SociologieS – proposition de dossier thématique

Les nouvelles traductions audiovisuelles du « live » :
entre format, industrie et patrimoine culturel numérique

 

Cette proposition de dossier thématique de la revue SociologieS s’inscrit dans la continuité des réflexions sur l’évolution numérique de la musique dite live(Guibert, 2020), que l’on peut appréhender alternativement comme secteur de l’industrie musicale (Guibert et Sagot-Duvauroux, 2013) et situation particulière de l’expérience esthétique (« un espace commun d’apparence » selon Hannah Arendt, voir Cambier [2007]) ou rituelle (Small, 2019). Elle a pour but de documenter et de questionner ce que la captation audiovisuelle fait au concert en tant qu’expérience collective partagée (Finnegan, 2007; Ferrand, 2009), mais également à sa mise en place technique (Thompson, 2004; Pisfil, 2020), à sa structuration en tant que secteur (Frith, 2007) et à ses dimensions artistiques et mémorielles. Pour ce faire, elle propose trois axes de recherche : la mise en forme audiovisuelle du concert, l’organisation du marché et des publics des vidéos, et la patrimonialisation du spectacle vivant.

Argumentaire

Mettre le live en vidéo est un geste qui peut paraître contradictoire, ou du moins ambivalent. Ne perd-on pas ce qui fait la substance de l’expérience du live— la coprésence, l’immédiateté — lorsque celle-ci se trouve retransmise en vidéo ? Ou au contraire, assiste-t-on à une augmentation, une amplification de l’expérience du live (Leveratto et al., 2014), ici entendu comme catégorie indissociable des industries musicales et médiatiques (Holt, 2010) ? Si des travaux se sont déjà intéressés aux liens entre musique et production filmique, les vidéos de concert, appelées “captations” dans le jargon professionnel, sont encore trop peu l’objet de travaux sociologiques. Pourtant, l’usage renouvelé des vidéos de performances musicales sur internet (Holt, 2011) rejoue de vieilles oppositions entre live/enregistrement, performance/production (Auslander, 2008) ou encore actualité/patrimoine. Les cas emblématiques du livestreaming et des concerts virtuels constituent aujourd’hui de véritables enjeux industriels et sociaux qui renvoient à la place des images dans notre société et à leur usage par les sciences sociales (Péquignot, 2006). Par leur ampleur et leur dimension numérique, les nouvelles traductions audiovisuelles du live réactivent des questionnements classiques de la sociologie des arts et de la culture, notamment à travers les notions d’authenticité, d’expérience et de publics (Benjamin, 1936; Dewey, 1934, 1927), de légitimité et de valeurs (Bourdieu, 1992; Heinich, 2008, 2007), ou encore de travail, de carrière et de scène (Becker, 1992; Menger, 2013; Bennett & Peterson, 2004), tout en faisant écho aux débats contemporains sur la « plateformisation » de la culture (Bullich et Schmitt, 2019). Cette proposition de dossier thématique de la revue SociologieS s’inscrit dans la continuité des réflexions sur l’évolution numérique de la musique dite live (Guibert, 2020), que l’on peut appréhender alternativement comme secteur de l’industrie musicale (Guibert et Sagot-Duvauroux, 2013) et situation particulière de l’expérience esthétique (« un espace commun d’apparence » selon Hannah Arendt, voir Cambier [2007]) ou rituelle (Small, 2019). Elle a pour but de documenter et de questionner ce que la captation audiovisuelle fait au concert en tant qu’expérience collective partagée (Finnegan, 2007; Ferrand, 2009), mais également à sa mise en place technique (Thompson, 2004; Pisfil, 2020), à sa structuration en tant que secteur (Frith, 2007) et à ses dimensions artistiques et mémorielles. Pour ce faire, elle propose trois axes de recherche : la mise en forme audiovisuelle du concert, l’organisation du marché et les publics des vidéos, et la patrimonialisation du spectacle vivant.

Techniques de l’image et du son 

Comment construit-on une vidéo à partir de concert à destination d’une plateforme numérique ? Quels sont les différentes opérations et les dispositifs techniques qui participent de la captation des concerts ? Quels savoir-faire sont engagés dans ce travail ? Si, à la suite des travaux pionniers d’Edward R. Kealy (1979), la production de musique enregistrée et notamment le travail de studio est maintenant relativement bien documenté (Horning, 2004; Théberge, 2004; Ribac, 2007; Bates, 2012), on sait encore très peu de choses sur l’enregistrement et le montage des vidéos de concert, en dehors des travaux pionniers d’Hugo Zemp sur les performances musicales de tradition orale. Les captations de concert articulent des choix de réalisation avec des conceptions de l’authenticité musicale et culturelle (Bratus, 2016). Ici, nous souhaitons inviter à explorer les différentes facettes de ce genre audiovisuel particulier, depuis la mise en place du concert à la publication en ligne des contenus : tournage, enregistrement, mixage, montage, etc. Le but est d’identifier les modes de narration utilisés dans les vidéos, les techniques de production tant de l’image que du son, ainsi que l’articulation avec ses nouveaux modes de diffusion sur les plateformes numériques. Les enquêtes sur les intermédiaires techniques du son et de l’image (Le Guern, 2004; Battentier et Kuipers, 2020), les ethnographies de studio, mais aussi de régie télévisuelle (Camus, 2015) ou de plateau de tournage (Grimaud, 2003) peuvent être utiles pour questionner les opérations nécessaires pour filmer un concert et le traduire en vidéo. Il s’agit également de porter une attention particulière aux nuances entre captation amateur et professionnelle tout en prenant en compte l’action des dispositifs sociotechniques utilisés, les formats et les contenus.

Les marchés et les publics

Quels sont les marchés pour ces nouveaux formats ? Quels modèles économiques adoptent les acteurs de la captation en régime numérique et à destination de quels publics ? Il est désormais bien établi que l’arrivée d’internet et des technologies numériques a largement reconfiguré l’industrie de la musique. Le concert occupe désormais une place centrale, tant symbolique qu’économique (Frith, 2007; Holt, 2010; Cloonan, 2012; Mortimer, Nosko, et al., 2012; Kjus, 2018) et s’inscrit dans la dynamique plus large de transition d’une économie de biens vers une économie d’expériences. À partir des années 2000, il a été possible de produire davantage de vidéos de bonne qualité et de les distribuer massivement via les plateformes numériques. Fabian Holt parle de «  video turn » au sein de l’industrie musicale autour de 2008. Cela correspond au moment où de nombreux acteurs (médias, producteurs, labels, artistes) ont voulu faire de la vidéo, dans le contexte de convergence médiatique plus large qu’implique internet (Holt, 2010). Ces nouveaux espaces de diffusions sont devenus des points de passage obligé pour la promotion des artistes (Creton, 2019). Leur diffusion sur des plateformes numériques de réseaux sociaux génère de nouveaux « carrefours » pour la médiatisation et la construction de parcours à succès (Heuguet, 2018). Elles s’inscrivent parfois dans un écosystème plus large, lié aux stratégies des nouvelles plateformes numériques. 

Cela a donné lieu à de nouveaux modèles économiques de la production d’une captation, de nouveaux formats, de nouveaux publics. Si le modèle traditionnel du préfinancement existe toujours, on assiste également à des formes de rapprochement entre entreprises du numérique et producteurs de spectacles liés aux développements de stratégies de développement des artistes à 360°. L’offre est non seulement pléthorique, elle reflète également une variété de modèles d’affaire entre commande de production, tentative de rentabilisation par la vente d’espace publicitaire ou mécénat et sponsoring. À cela s’ajoute, une production, difficilement quantifiable, provenant de pratiques amateurs qui elle-même nourrit le modèle d’affaires financé sur la publicité des plateformes qui les accueillent (YouTube notamment). À côté de cette diffusion par la masse, des pratiques de microdiffusion qui ne cherchent qu’une rétribution symbolique et non monétaire existent également. De quelles manières l’industrie musicale se saisit-elle de ce format pour construire des carrières ? Quelles sont les stratégies marketing développées autour de la vidéo pour promouvoir et vendre d’autres formats de musique (billets de concert, album, etc.)  ? Comment cela affecte-t-il l’expérience publique de la musique, dans ses dimensions corporelles et extatiques, notamment dans les milieux minoritaires et  underground (Seca, 2001)? 

La place du concert dans le patrimoine culturel numérique


Les captations audiovisuelles de concert possèdent une longue histoire. Dès les années 1960, de grands festivals, tels que le Montreux Jazz, commencent à filmer une part importante des artistes qui se produisent sur scène. Ces enregistrements ont donné lieu à des succès aussi bien commerciaux que critiques, comme Swiss Mouvement de Les McCann and Eddie Harris (1969). Le festival de Woodstock (1969) est également très connu pour le documentaire de Michael Wadleigh qui retrace le déroulement du festival et donne à voir une part importante des artistes qui s’y sont produits (Palmer, 2016). Dans le même temps, des pratiques d’enregistrement (souvent pirates) de concert et leur circulation sous forme de bootlegs ont nourri de vastes cultures amateurs. Certains de ces enregistrements ont connu de véritables succès en dehors de toutes diffusions officielles. Comme l’ont mis en évidence des auteurs comme Marshall (2004) ou Anderton (2006), ceux-ci s’inscrivent dans une forme particulière d’engagement musical qui cherche notamment à retrouver une forme d’« honnêteté » du concert dans ces enregistrements. Ces pratiques sont aujourd’hui renouvelées par les utilisations du smartphone (Bennett, 2012) qui font du concert une véritable expérience médiatique dont les ramifications patrimoniales sont encore peu explorées malgré les débats à leur sujet. À quelques exceptions près (Bennett et Rogers, 2016; Nowak, 2019), le champ de recherche émergent sur la patrimonialisation des musiques populaires (Baker, 2015) n’a pas encore pris la mesure des plateformes numériques et des contenus vidéos issus du spectacle vivant, malgré des apports importants sur la place des sites internet et des contenus amateurs (Knifton, 2012; Long, 2015). Quels sont les concerts qui peuvent entrer dans ce patrimoine ? Quel est le statut de ce patrimoine ? Comment le préserver dans une économie dominée par le capitalisme de plateforme ? Ces questions s’inscrivent plus largement dans les réflexions de plus en plus nombreuses sur la conservation des arts performatifs (Dominguez Rubio, 2020) et le patrimoine immatériel de la musique (Broclain, Haug & Patrix, 2019).

Modalités de soumission

Les propositions d’article sont à soumettre avant le 15 octobre 2020

aux adresses suivantes: spanu.michael[a]gmail.com et loic.riom[a]mines-paristech.fr

Chaque proposition devra être rédigée en français, ne pas dépasser 750 mots et préciser le terrain et/ou le corpus, ainsi que la méthode de collecte de données. 

Après sélection, les articles finaux (25000-35000 signes) seront à envoyer avant le 15 janvier 2021 pour être ensuite évalués par les pairs.

Responsables du numéro:

  • Michaël Spanu (Universidad Nacional Autónoma de México)
  • Loïc Riom (Centre de sociologie de l’innovation, Mines ParisTech)
Informations complètes: https://calenda.org/796063

Société française d'ethnomusicologie