Bernard Lortat-jacob
Par François Picard, Olivier Durif, Alain Surrans
Un personnage important dans l’histoire de la musique nous a quitté le 18 juillet 2024. Nous avions envie à 5planetes, un mois après ce triste moment, de penser à lui.
Trois personnalités l’ayant bien connu ont rédigé un texte sur l’homme et sa carrière.
Bernard Lortat-Jacob : Chant avec Nando Acquaviva – Photo PK
Bernard Lortat-Jacob, ethnomusicologue. L’ethnomusicologue Lortat-Jacob. Lortat-Jacob, l’ethnomusicologue ! Et qui d’autre pour incarner le titre, la fonction, la discipline, même dans l’indiscipline ?
Je l’ai connu quand je débutais mes études doctorales, en 1985, et qu’il accueillait, prenait en charge, animait le séminaire d’ethnomusicologie du musée de l’Homme, dans lequel intervenaient Mireille Helffer, Geneviève Dournon, Hugo Zemp, Gilbert Rouget, Simha Arom, Jean During, et la jeune génération : Miriam Rovsing-Olsen, Shéhérazade Qassim Hassan, Isabelle Duchesne, Anne Caufriez, Méhenna Mahfoufi, Pierre Bois, Jean Lambert, moi-même, autour des fidèles Pribislav Pitoëff et Tran Quang-Hai. Pour accéder au séminaire, on passait devant les restes de la dépouille de Saartjie Baartman, connue alors sous le triste nom de « Vénus hottentote », et un tambour de bois à fente dans lequel on jetait ses tickets de métro usagés, voire ses mégots, à moins que, comme moi, on en faisait sonner alternativement les deux lèvres. C’était un temps où anthropologie physique et anthropologie humaine — sans parler d’anthropologie culturelle — n’étaient pas séparées, ou plutôt où la seconde était vassale de la première. Mais s’il y en avait un qui se démenait pour valoriser et faire ressortir l’humain du musical et le musical de l’humain, c’est bien Lortat. Sans clamer bêtement « tout est de l’art, pourvu qu’on s’en réclame », il a beaucoup œuvré et beaucoup réussi pour l’institutionnalisation non seulement de l’ethnomusicologie — avec la création d’un cursus à la faculté de Nanterre couronné par l’obtention d’un poste de maître de conférences et la fondation de la Société française d’ethnomusicologie — mais aussi des musiques traditionnelles, en agissant auprès du visionnaire Maurice Fleuret au ministère de la Culture.
Ses terrains de recherche personnels l’ont mené du sud au centre et à l’est de la Méditerranée, du Maroc à l’Albanie et la Roumanie en passant et en revenant en Sardaigne, toujours dans des manières d’être et de se comporter ensemble autour de pratiques musicales partagées.
Il a laissé quelques disques remarquables et remarqués (Albanie, Roumanie, Sardaigne), pas mal d’ouvrages. Le plus important pour moi, qui n’ai pas attendu de le rencontrer pour être à ma manière barthien, étant l’absence de manuel d’ethnomusicologie. Alors que, à l’imitation des Euro-Américains comme Mantle Hood et Bruno Nettl, les Euro-Américains comme Francisco Cruces ou Enrique Cámara de Landa voulaient publier des text-books, manuels ou bonnes-feuilles traduites, en italien, roumain, espagnol, et même français, Lortat est celui qui a répondu NON, NIENTE, NO, NADA avec élégance et fermeté, écrivant et publiant au contraire un vade-mecum, un viatique, une boussole, un carnet d’initiation, un Bildungsroman : Indiens chanteurs de la Sierra Madre. L’oreille de l’ethnologue, mêlant lettres, journal de terrain, journal intime, notes de travail, selon la seule unité à la hauteur de notre objet (la musique des Autres) : l’invention, l’imagination, la narration, le récit.
François Picard, professeur émérite d’ethnomusicologie à Sorbonne Université, a présidé la Société française d’ethnomusicologie.
Gauche à droite : Laurent Aubert, Speranza Rǎdulescu , Bernard Lortat-Jacob, Frank Tenaille – Photo PK
Bernard,
que dire de tes routes et débats croisés avec ce réseau des musiques traditionnelles né à l’aube des années soixante-dix?
Que tu as aimé, j’en suis sûr, y être accueilli autant que tu nous a accueilli avec générosité et intelligence et permis, de là d’où tu parlais, que les ouvertures musicales et recherches de terrain initiées par ce monde de contre-culture soixante-huitarde trouvent enfin droit de cité…Ta nomination par le Ministère de la Culture en 1982 comme interlocuteur des acteurs que nous étions, avec l’appui de Maurice Fleuret et le soutien de l’ensemble du réseau, aura été un jalon important et probablement décisif de la reconnaissance de ces musiques, ignorées jusqu’alors par la puissance publique.
Bien-sûr, au fil du temps, nous n’aurons pas toujours été d’accord sur tout et rétrospectivement, ce fut plutôt bon signe que ce réseau s’affranchisse progressivement des parrainages et tutelles intellectuelles qui lui avaient permis de naître…On s’en est quand même passé de bien bonnes parfois, pleines de véhémences et de sincérités opposées qui, pour preuve de leur bonne foi réciproque, ne laissèrent évidemment pas de trace d’inimitié ou de rancoeur. Cette structuration engagée, tu confias ta place à d’autres pour continuer l’ouvrage, reprendre le tien et — c’est la vie — te consacrer à d’autres chantiers plus personnels.
Merci pour tout l’ami,
Olivier Durif
Erik Marchand, Bernard Lortat-Jacob, Yvon Guilcher – Photo PK
LA JOYEUSE INVENTION D’UNE POLITIQUE DES MUSIQUES TRAD’
Musicien, ethnologue… et volontiers provocateur. S’il ne se définissait ainsi qu’en privé, Bernard Lortat-Jacob n’en était pas moins, la quarantaine venue, un professionnel libre et anticonformiste, assez éloigné des considérations de politique culturelle. La récupération politique du folklore telle qu’elle se pratiquait à l’époque, et pas seulement dans les pays sous influence communiste, avait inspiré une salutaire méfiance à cet ethnomusicologue rigoureux et convaincu.
Mais les nouvelles perspectives dessinées par Jack Lang au ministère de la Culture, à son arrivée en 1981, ne pouvaient laisser indifférent un acteur déjà très engagé dans la défense et l’illustration des musiques traditionnelles. Surtout, c’est un ami qui l’appela, un matin d’automne, pour lui proposer de rejoindre l’équipe qu’il était en train de constituer à la direction de la Musique et de la Danse où il avait été nommé en septembre. Maurice Fleuret était pour Bernard Lortat-Jacob un vrai complice, militant des musiques du monde qu’il avait programmées dans chacun de ses festivals depuis près de quinze ans, créateur de la Galerie sonore des Jeunesses Musicales de France, journaliste voyageur toujours à l’écoute de l’inouï, proche d’André Schaeffner, Trân Van Khê, Alain Daniélou et Gilbert Rougé. Difficile, donc, de ne pas répondre à l’appel de ce personnage évidemment taillé pour la refondation d’une politique de la musique et de la danse qui n’allait certainement pas laisser de côté les musiques traditionnelles.
Le chantier était d’envergure pour un ministère qui ne s’était intéressé, jusqu’alors, qu’aux musiques savantes. Quand on pense que, en 1981, le jazz n’était pris en considération qu’au travers d’une subvention à l’ensemble de Claude Bolling, les musiques et danses du monde via une aide symbolique au festival de Confolens, on mesure l’ambition de Maurice Fleuret : faire de son administration l’interlocutrice de « toutes le musiques et toutes les danses », quelque chose d’une révolution copernicienne. Le département de l’Action musicale, dans l’organigramme renouvelé de cette administration, était en lui-même un symbole : il lui revenait d’agir dans des domaines que le ministère n’avait jamais pris en compte : le jazz et les musiques improvisée, les variétés, la chanson et des pratiques amateurs ne se limitant pas à celles coiffées par des fédérations telles qu’A Cœur Joie pour le chant choral et la Confédération Musicale de France pour les harmonies et fanfares. En bref, aucun musicien ou danseur, en France, ne devait plus se dire que le ministère ne s’intéressait pas à son activité.
Le premier acte du nouveau service, dont Bernard Lortat-Jacob allait être le fer de lance, fut donc de rassembler et consulter à travers tout le pays les acteurs des musiques traditionnelles. Des premières Rencontres de Ris-Orangis, en mars 1982, on peut dire qu’elles furent le point de départ de la structuration de tout un milieu désormais pourvu d’interlocuteurs « officiels ». L’actuelle Fédération des Acteurs et Actrices des Musiques et Danses Traditionnelles (FAMDT) est née de ces rencontres qui se démultiplièrent en région (c’était le début de la décentralisation) et rebondirent durant cette année 1982 au sein d’une Commission « constituante » rassemblant des représentants de plusieurs ministère, de l’Université et bien sûr des associations. D’emblée, l’approche ethnomusicologique – l’attention portée aux associations de collectage – était comme submergée par l’onde de choc d’une pratique musicale et chorégraphique en plein essor.
Cette vitalité, Bernard Lortat-Jacob et Maurice Fleuret se donnaient pour but de la révéler, de la mettre en lumière, de la favoriser. En 1983, l’élaboration de Musiques d’en France, un inventaire très complet, réalisé par le Centre National d’Action Musicale (Cenam), allait mobiliser toute la profession. Dans l’intervalle, la reconnaissance du Conservatoire celtique de Lorient, du Conservatoire occitan de Toulouse, l’accompagnement de la Maison des Cultures du Monde, voulue par Jack Lang, du Centre Mandapa à Paris et de festivals de Lorient, Ris-Orangis, des Antilles, étaient les premiers gestes tangibles d’un accompagnement par l’Etat des pratiques, de la transmission, mais aussi de la facture instrumentale. Chaque été, les Rencontres internationales de luthiers et maîtres sonneurs de Saint-Chartier, qui fêteront dans deux ans leur demi-siècle, deviennent un temps fort du dialogue entre les professionnels et l’Etat.
A l’époque, le collectage est encore une mission essentielle. Bernard Lortat-Jacob, infatigable voyageur dans notre hexagone après l’avoir été sous d’autres cieux, incite à des regroupements d’associations et de musiciens qui permettront peu à peu d’ouvrir les premiers centres régionaux de musiques traditionnelles. Aujourd’hui, la valorisation et la transmission sont les missions premières de ces centres qui n’en auront pas moins mis en œuvre, de manière très neuve à l’époque, une démarche patrimoniale grandement facilitée par la décentralisation et le développement d’identités régionales.
D’autres chantiers, plus généralistes par nature, allaient toucher profondément le secteur des musiques et danses traditionnelles, pour l’essentiel dans l’enseignement. La reconnaissance des formes de transmission orale a été très vite confortée par la certitude que cette reconnaissance devait toucher les réseaux généralistes et spécialisés. Ainsi les musiciens traditionnels sont incités à se former dans les Centres qui préparent, à partir de 1983, au métier de musicien intervenant à l’école. Faut-il rappeler que le DUMI (Diplôme universitaire de musicien intervenant) est le seul diplôme conjoint aux ministères de l’Éducation nationale de la Culture, et qu’aujourd’hui plus de 5 000 professionnels en sont titulaires ?
Dans les conservatoires et les écoles de musique, les enseignements des musiques traditionnelles vont pouvoir s’implanter à la faveur de l’instauration en 1982 d’un Diplôme d’État de professeur qui s’élargit à d’autres disciplines que celles des instruments classiques. En 1987, l’ouverture d’un premier département de musiques traditionnelles, au Conservatoire de Limoges, devait créer un précédent plein de promesses.
Mais Bernard Lortat-Jacob avait quitté entre-temps le ministère de la Culture. Il lui tardait de retourner à ses activités d’ethnologue et de musicien. Le deal avec Maurice Fleuret avait été très clair : son engagement dans le projet d’une politique des musiques traditionnelles ne pouvait prendre que la forme d’une « mission » temporaire, dans un esprit de commando qui convenait à son tempérament. Ses trois années à la Direction de la Musique et de la Danse furent donc intenses, fondatrices, mais aussi d’une étonnante inventivité, à son image. Il fallait entendre Bernard Lortat-Jacob raconter avec gourmandise certains de ses faits d’armes partagés avec Maurice Fleuret : quand l’austère Commission des commandes d’État avait en 1983 voté à l’unanimité en faveur d’un projet d’opéra porté par la compositrice populaire italienne Giovanna Marini ; quand le Conservatoire de Paris, avec la complicité de son directeur Marc Bleuse, s’était pourvu d’une surprenante classe de musique indienne confiée à Patrick Moutal ; ou encore quand Valéry Giscard d’Estaing, désireux d’offrir à sa région Auvergne un orchestre classique , n’avait pu refuser de la doter aussi d’un Centre de musiques traditionnelles, la future AMTA. Pour s’être servi avec talent des rouages d’un Etat devenu volontariste, Bernard Lortat-Jacob n’en restait pas moins, dans l’âme, un vrai provocateur.
Alain Surrans