Création musicale et électrification sonore en Méditerranée

Colloque 6-7-8 novembre 2022 – IFAO (Le Caire)

Création musicale et électrification sonore en Méditerranée

– XXe-XXIe siècle –

Organisatrices : Panagiota Anagnostou (École française d’Athènes) et Séverine Gabry-Thienpont (CNRS, Idemec)

 

Ce colloque d’ouverture du programme inter-Écoles MedMus Méditerranée(s) musicale(s) : Techniques, circulations et représentations – XIXe-XXIe siècles (2022-2026) portera sur la matrice technologique et esthétique des musiques composées et produites en Méditerranée, qui mobilise tant les opportunités que les contraintes induites par la généralisation de l’électrification sonore.

La transformation du son en signal électrique a entraîné une dissémination progressive des univers sonores électrifiés. Tout au long du xxe siècle, des instruments sont créés, des manières inédites d’occuper l’espace émergent et de nouvelles esthétiques musicales découlent des effets amplifiés qui modèlent la matière sonore. Ces transformations entraînent l’émergence de genres et l’ouverture de nouveaux lieux de production et de diffusion de la musique. Ce faisant, elles inaugurent de nouveaux « écosystèmes musicaux » (Olivier 2022), qui entraînent dans leur sillage des changements dans les représentations et les imaginaires, ainsi que dans la conception et la catégorisation des pratiques existantes.

Si l’impact des techniques d’électrification sonore sur les pratiques musicales est abordé dans le champ des popular music studies (Tagg 2013 [1982]) et des sound studies (Sterne 2015), notamment pour les musiques d’Europe et d’Amérique du nord, il reste insuffisamment exploré par la recherche ethnomusicologique portant sur le pourtour méditerranéen. Or depuis les années 1980, les créations musicales estampillées « méditerranéennes » se multiplient. Cette catégorie musicale fait écho à une certaine idée de la Méditerranée, qui ferait d’elle un ensemble culturel cohérent, uni autour d’une histoire commune et de logiques internes qui lui seraient spécifiques. Partant, pour identifier et comprendre ce que sont ces musiques, nous prenons le parti de considérer le monde méditerranéen « comme un espace dialogique au sein d’un même système » (Bromberger 2018 : 73) : les créations musicales ont contribué au dynamisme de cette région dès l’avènement de l’électrification sonore et à cet égard, elles forment « système ». Le monde méditerranéen offre ainsi un cadre comparatif et évolutif pertinent au sein duquel les représentations et les identités se configurent, s’affirment, s’affichent et se dissolvent.

Dans cette perspective et suivant la chronologie de l’électrification sonore, la notion de création musicale soulève des enjeux que l’on peut interroger suivant deux thèmes complémentaires :

Organologie, écriture et électrification

L’électrification sonore a modifié en profondeur les techniques d’écriture du musical, comme elle a permis un déploiement de la dimension sonore des instruments acoustiques (Appleton & Perera 1975, Patteson 2016), notamment au moyen d’évolutions organologiques – en témoigne par exemple dès 1897 l’invention du telharmonium, ancêtre électromécanique du synthétiseur (de Wilde 2019). Dans une temporalité plus récente, c’est le tout-numérique qui a entraîné son lot de bouleversements (Le Guern 2017), notamment quand les instruments se mêlent – ou le cèdent – aux stations audionumériques ou Digital Audio Workstations (DAW). Dans quelle mesure ces changements sur les factures instrumentales (modification des timbres, des hauteurs, des fréquences, mais aussi de leur émission sonore et de leurs techniques de jeu) et sur les supports compositionnels influent-ils sur les créations musicales ? Quels nouveaux champs d’expérimentation créatrice induisent-ils pour les compositeurs et les interprètes ? L’hétérogénéité formelle des dispositifs techniques mobilisés pour travailler les langages musicaux nous amène à les définir comme des « hétérographies » (Fliche, Pénicaud 2018), c’est-à-dire comme des écritures plurielles par lesquelles les producteurs inscrivent musicalement leur rapport sensible au monde globalisé. Ce premier thème conduira ainsi à questionner de façon concomitante les évolutions organologiques et le positionnement des artistes, musiciens, compositeurs, producteurs et interprètes, à la lumière des transformations techniques auxquelles ils sont soumis, pour évaluer leurs conséquences sur les écritures du musical dans le bassin méditerranéen.

Une économie des musiques méditerranéennes

Dans une perspective commerciale, les techniques d’électrification sonore ont engendré une marchandisation des musiques fixées sur supports matériels, puis dématérialisées, des 78 tours au début du siècle dernier (Lagrange 2011) jusqu’au MP3 (Tournès 2008). Ces supports charrient leur lot de problématiques liées aux contraintes et opportunités induites par les innovations techniques. Ils participent des changements portant sur la manière de composer, de même qu’ils forment des objets sonores commercialisables ou diffusés en libre accès. Dans la même veine que celle proposée par l’anthropologue S. Le Ménestrel en 2012, ce second thème rassemblera des interventions qui interrogeront l’histoire et le parcours des musiques commerciales et de leurs supports, à partir des mécanismes de leurs circulations. Il sera ainsi question d’étudier les mobilités géographiques et sociales tant des artistes que des industries musicales. Avec le soutien de quelle(s) compagnie(s) et sur quels échanges s’appuient les voyages des producteurs, les diffusions, les tournées des musiciens en Méditerranée ? Comment s’adaptent et se transforment les lieux de pratique musicale (du home-studio à la salle de concert), et quelle en est l’incidence sur les attentes tant des professionnels que des amateurs ? Quels rôles ont joué les États dans ces stratégies commerciales culturelles et ces échanges musicaux ? L’attention portera tout particulièrement sur l’économie et la vie sociale des objets (Appandurai 1986, Latour 1988, 2005, Maisonneuve 2009), parmi lesquels figurent notamment disques, cassettes et objets numériques, et sur les transformations produites par les techniques de diffusion des musiques, afin de mettre au jour ce qu’elles nous disent des sociétés qui les voient naître et s’épanouir.

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Plus que la fixation des musiques, ce sont de nouvelles perspectives compositionnelles qui s’éprouvent au gré de l’émergence conjointe des techniques de reproduction sonore et des effets liés à la sonorisation. Comme les nouveaux instruments dessinent de nouvelles dynamiques créatrices, l’électrification contribue à l’émergence de compositions musicales singulières qui participent de l’histoire culturelle du bassin méditerranéen. Qu’est-ce que l’électrification sonore fait aux musiques, à leur avènement, à leur statut ? Comment les techniques de sonorisation sont-elles mobilisées et à quelles fins ? Enfin, que nous disent de l’espace méditerranéen les mécanismes circulatoires des musiques et leur économie ? Y-a-t-il seulement une spécificité, qu’elle soit géographique, culturelle ou historique ? Ce colloque permettra de mêler intimement la question de la composition et de l’écriture musicale à celle de la sonorisation, pour interroger la notion proposée par l’anthropologue N. Puig (2017) d’« esthétique de l’électrification comme principe unifiant » de la fabrique des musiques en Méditerranée.

Références citées

Appandurai Arjun (ed.) (1986), The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press.

Appleton John H. & Perera Ronald C. (ed.) (1975), The Development and Practice of Electronic Music, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice-Hall.

Bromberger Christian (2018), La Méditerranée entre amour et haine, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.

De Wilde Laurent (2019), Les fous du son. D’Edison à nos jours, Paris, Gallimard.

Fliche Benoît et Pénicaud Manoël (2018), « Hétérographies du désir. Pratiques votives au monastère de Saint-Georges (Büyükada, Istanbul) »,Techniques et culture 70 : 142-161.

Lagrange Frédéric (2011), « Formes improvisées, semi-improvisées et fixées : le disque 78 tours comme source d’information », Revue des Traditions Musicales des Mondes Arabe et Méditerranéen 4, p. 43-51.

Latour Bruno (1988), “Mixing Humans and NonHumans Together: The Sociology of a Door-Closer”, Social Problems 35/3, p. 298–310.

Latour Bruno (2005), Reassembling the Social: An Introduction to Actor-Network-Theory, Oxford, Oxford University Press.

Le Guern Philippe (dir.) (2017), En quête de musique. Questions de méthode à l’ère de la numérimorphose, Paris, Hermann.

Le Ménestrel Sara (dir.) (2012), Des vies en musique. Parcours d’artistes, mobilités, transformations, Paris, Hermann.

Maisonneuve Sophie (2009), L’invention du disque 1877-1949. Genèse de l’usage des médias musicaux contemporains, Paris, Editions des archives contemporaines.

Olivier Emmanuelle (dir.) (2022), « Cultures du numérique », Cahiers d’ethnomusicologie 35 (à paraître)

Patteson Thomas (2016), Instruments for New Music. Sound, Technology, and Modernism, Oakland, University of California Press.

Puig Nicolas (2017), « La ville amplifiée : synthétiseurs, sonorisation et effets électro-acoustiques dans les rituels urbains au Caire », Techniques et culture 67(https://journals.openedition.org/tc/8504)

Sterne Jonathan (2015), Une histoire de la modernité sonore, Paris, La Découverte, coll. « Culture sonore ».

Tagg Philip, 2013 [1982], “Analysing popular music: theory, method and practice”, Popular Music 2, p.  37-65.

Tournès Ludovic (2008), Du phonographe au MP3, XIXe-XXe siècle. Une histoire de la musique enregistrée, Paris, Éditions Autrement.

 

Interventions

Organologie, écriture et électrification

Pierre FRANCE (OIB, Beyrouth), Faire la pop sans l’aimer ? Monde de la pop arabe, processus de création, et frontières poreuses du milieu musical

Didier FRANCFORT (CERCLE, Univ. de Lorraine), La guitare électrique, instrument de circulation culturelle en Méditerranée des années 1950 aux années 1970

Georges KOKKONIS (Université d’Ioannina), Les traditions musicales populaires à l’époque de leur amplification électrique

Nikos ORDOULIDIS (Université d’Ioannina), Synthesizers in eastward rock and pop of the 1970s–80s

Abderraouf OUERTANI (centre Georg Simmel, EHESS/CNRS), Enjeux de l’amplification et de la sonorisation. Cas de la mise en spectacle du oud dans les scènes musicales européennes

Franco FABBRI (Université de Milan), Sound cultures in Tilos paniyiria: spaces, rites, technologies, and styles in folk vs. popular encounters

Salvatore MORRA (Università degli Studi della Tuscia), Sonic Spaces in Mejri’s “Fanfara Station” (en visio)

Une économie des musiques méditerranéennes

 

Yassir BOUSSELAM (CREM-LESC, Univ. Paris Nanterre) & Frédéric LAGRANGE (Université Paris Sorbonne), Réflexions sur le passage acoustique > électrique dans les 78 tours égyptiens et marocains

Panagiota ANAGNOSTOU (EFA), L’implantation de la compagnie française Pathé en Égypte au tournant du XXe siècle

Kawkab TAWFIK (IFAO/CEDEJ, Univ. de Rome Tor Vergata), Economy and circulation of the Zār recordings in Cairo and Delta

Maya SAIDANI (CNRPAH, Alger), La création musicale à Constantine depuis l’enregistrement

Martin STOKES (King’s College London), Media and other archeologies in the Upper Euphrates region: the case of Enver Demirbağ

Areej ABOU HARB (Université Lyon 2), Cultural mobilities in the Levant at the beginning of the 20th century – emerging scenes for the musicians and the audiences

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Conférence plénière : Emmanuelle OLIVIER (Centre Georg Simmel, EHESS/CNRS), Cultures du numérique. Les localités d’une technologie globale

Conclusions : Nicolas PUIG (IRD Beyrouth, Urmis)

Société française d'ethnomusicologie