Notation musicale et corporalité
Musical notation and corporality
Vers une construction de la notion de « corps » dans la notation musicale de la seconde moitié du XXe siècle
Towards a construction of the notion of “body” in musical notation of the second half of the 20th century
La seconde moitié du 20ème siècle a vu se multiplier les remises en question des conventions dans le domaine de la notation musicale, conventions stabilisées au 19ème siècle puis transmises par les pédagogies de la lecture et de l’écriture musicales. Parallèlement, naissaient la réflexion musicologique sur les origines de la notation musicale en Occident et la paléographie des manuscrits médiévaux. De la richesse de ce champ de recherches jusqu’aujourd’hui témoigne l’étude des notations dites « neumatiques », permettant par exemple la différenciation fine des notations propres au Cantatorium de Saint Gall (vers 925), des sources « neumatiques » byzantines et romaines.
Un développement plus récent consiste à analyser certaines continuités ou parentés entre l’histoire de l’écriture des mots et des textes (notamment en alphabets grecs et latins, mais aussi en hébreu et en arabe) d’une part, et l’invention progressive des notations et des graphies musicales de l’autre. L’enjeu commun peut se résumer très schématiquement en deux questions : comment la voix est-elle « marquée », implicitement ou non, dans une écriture ? Et récursivement, comment la voix peut-elle suivre des signes qui la concernent dans un texte littéraire ou musical, en le « réalisant » vocalement ?
Par voix il faut comprendre ici la vocalité, un certain nombre d’opérations où les dispositions physiologiques d’un interprète opérant une « mise en voix » sont requises, orientées ou ordonnées : respirations, tons différenciés, durées des diverses ponctuations, articulations et accentuations, qualités timbriques d’éléments discrets ou de certains segments, expression, etc. Ces modalités, en théorie musicale générale, sont rangées, avec les signes écrits qui y correspondent, sous les catégories de phrasé, dynamiques, et indications d’expression et de caractère. Pour chaque contexte étudié en tous cas, les techniques, les visées esthétiques et les significations accordées aux actes de mises en voix sont indissociables.
Concernant la notation musicale, ces questions sont ré-ouvertes dans la seconde moitié du 20ème siècle, à la fois par certains compositeurs et à travers l’importance croissante des pratiques d’improvisation, ou encore de formes scripturaires créées en ethnomusicologie pour rendre compte de structures musicales extra-européennes dépourvues de notation écrite.
Après 1950 surtout, s’affirment de nouveaux rapports partition-interprétation qui sont l’enjeu de revendications émancipatrices vis-à-vis de l’écrit. L’oralité, l’invention spontanée, la contestation d’une prééminence du compositeur par rapport à l’interprète dans le déploiement et la créativité d’une pensée, d’un discours, d’une expérience musicales, sont des axes forts. Tout comme la subversion des hiérarchies entre musiques « savantes » requérant des apprentissages au long cours de lecture voire d’écriture, et musiques populaires ou commerciales censées découler de techniques plus simples.
Dès lors que ces remises en cause concernent l’ensemble du champ musical, la voix n’est qu’un élément parmi toutes les pratiques sonores et les modalités d’interprétation. D’où l’émergence de la notion plus large de « corps », que nous proposons d’examiner lors de cette journée d’études, à partir d’une réflexion sur la notation musicale.
Si le mot « corps » nécessite des guillemets, c’est qu’il s’agit ici d’une notion à construire loin des antinomies traditionnelles (corps/esprit par exemple).
Pour illustrer ces questions, nous prendrons appui, entre autres, sur le contexte de la musique des années 1970-1990. Cette période est riche d’inventions de graphies musicales, ce dont témoignent par exemple, dans la musique américaine, les « œuvres ouvertes » (open forms) de John Cage et les partitions graphiques (graphic scores) d’Earle Brown. On assiste à un double mouvement : des compositeurs « savants » écartent les conventions traditionnelles de notation ou les refondent ; des compositeurs de musiques plus populaires réinventent des dispositifs se référant aux traditions.
Il s’agira, au terme de la journée d’études, de tracer des pistes de méthodologie pour aborder cette problématique du « corps » dans la notation. Les questions suivantes déclinent cette problématique :
- Qu’en est-il, dans une œuvre ou un corpus musical donnés, du « corps » d’un compositeur eu égard au « corps » de l’interprète ?
- Quelles discontinuités, ou quelles continuités, se dessinent de l’un à l’autre dans une notation musicale ?
- Peut-on interroger certains paramètres de la musique — rythme, temporalité, timbre — au prisme de ce questionnement sur le « corps » ?
- En quoi les nouvelles mises en forme de notations proposées par des compositeurs notamment dans les années 1960-1970, sollicitent-elles, créent-elles peut-être, une expérience engageant le « corps », dont la notation employée par les compositeurs est la voie d’accès ?
- Ces expériences sont-elles à chaque fois originales, renvoyant aux singularités d’un musicien, ou s’inscrivent-elles dans une tradition longue du rapport entre notation et interprétation ?
- En quoi engagent-t-elle aussi une expérience singulière pour l’interprète ?
- Comment cette expérience concerne-t-elle également l’auditeur ?
On le voit, un enjeu de cette journée d’étude sera d’articuler le temps long de l’histoire et les théories de la notation musicale touchant à l’apparition et la codification des premières notations au Moyen-Âge, à des problématiques liées à la musique très récente dans un contexte donné.
C’est parce que nous sommes convaincus que la notion de « corps » dans la notation peut se construire à partir de tels rapprochements, que nous proposons cette ligne de réflexion.
Une approche par la pratique musicale sera également proposée lors de la journée d’étude, à travers une participation des étudiants présents pour déchiffrer et se confronter directement à des extraits de partitions du compositeur américain Julius Eastman (1940-1990).
Modalités de soumission
Deadline pour une inscription pour participation: 30 janvier 2018
(cf. doc Inscription dans le champ ci-dessous)
Comité scientifique
- Jean-Christophe Marti,
- Violaine Anger,
- Grégoire Tosser
Bibliographie / webographie
- Jean-Yves Bosseur, Du son au signe, Alternatives, Paris, 2005
- Jean-Yves Bosseur, Histoire de la notation, Minerve, Paris, 2005
- IREMUS (Institut de Recherche en Musicologie). Séminaire sur la Notation (sous la direction de Nicolas Meeùs) : http://www.iremus.cnrs.fr/fr/programme-de-recherche/seminaire-notation
- François Nicolas, Le Monde-musique, vol II : Le Monde-musique et son solfège, Editions Aedam Musicae, Château-Gontier, 2014
- François Nicolas (sous la direction de), Les Mutations de l’écriture, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013
- Matthieu Saladin, La partition graphique et ses usages dans la musique improvisée, in Revue Volume !, Nantes, 2004 https://volume.revues.org/2048
- Jean Molino, « Qu’est-ce que l’oralité musicale ?» (in) Jean-Jacques Nattiez (dir.), Musiques – Une encyclopédie pour le XXIème siècle, Paris, Actes Sud-Cité de la Musique, vol. 5, 2003.
- Leo Treitler, With Voice and Pen, Oxford University Press, 2003
- Anne-Marie Christin, L’Invention de la figure, Flammarion, Paris, 2011