In memoriam Héloïse Boullet, 01/03/1976-08/2010

Héloïse, je me souviens : en 2000-2001, elle est arrivée pour parler de son sujet de maîtrise sur les Tsiganes du métro parisien… Cette idée m’avait semblé tellement plaisante… Je me souviens : très vite j’avais émis quelque doute sur la musique qu’ils jouaient, « la foule » d’Edith Piaf, « le grand blond » de Vladimir Kosma, mais elle protestait énergiquement, car la question pour elle était ailleurs… Du reste, dans sa maîtrise, elle avait ajouté aux catégories d’auditeurs inventoriés par Adorno celle d' »auditeur malgré lui »… Les questions, elle les saisissait par tous les bouts. A son sujet, je pensais souvent à Artaud : « la vie est de brûler les questions ».

Quelques mois plus tard, j’étais enchanté que dans cette vieille et triste Sorbonne elle m’apporte une maîtrise de « musicologie » dont la première page était le plan du métro… elle-même avec son violon accompagnait ses nomades du sous-sol, et connaissait toutes les lignes fréquentées dans tous leurs détails, — le virage, avant d’arriver à Bastille, après la longue ligne droite depuis l’Etoile : ne pas tomber, ne pas perdre le fil, adapter le geste de l’archet…

Il y avait des moments de détresse, aussi : musicienne, ethnomusicologue, seule fille au milieu de tous ces hommes tsiganes, elle se laissait envahir, leur servait de médiatrice dans leurs démêlés avec la police, allait chercher leurs intruments confisqués. Je me souviens, alors, mon rôle de prof consistait à essayer de lui faire prendre du recul, je lui disais de fuir à Perpignan, chez elle, pour écrire tranquillement. Mais bien vite elle revenait se jeter à l’eau, sans peur…

Puis, dans les chambres d’hôtel, ou les baraquements où vivaient ses amis, « aux murs tapissés de contraventions », disait-elle, elle fut admise à passer de l’autre côté des apparences… Non plus Edith Piaf, mais des musiques intimes, chants « à écouter ». De là est sorti son DEA, contribution subtile et délicate au fameux thème de l’émotion musicale… Plus tard, en 2008, j’ai souhaité qu’elle en fasse un article pour les Cahiers d’Ethnomusicologie, mais elle n’a pas voulu, « don’t look back », elle me disait qu’il lui faudrait tout réécrire, repenser, et elle était beaucoup plus dans une phase active que contemplative, tout ça c’était du passé… Entre temps, elle s’était rendue en Palestine pour enseigner la musique aux enfants…

En 2004-2005, en Roumanie, les choses avaient pris un tour plus difficile. Ceux qui à Paris, nomades du sous-sol dans le gurbet (exil), comme on dit ici en Turquie, l’avaient accueillie parmi eux et comptaient sur elle, ne lui ouvraient pas si facilement leurs portes, en famille, à Bucarest. Tout en acceptant les conditions très dures d’une bourse dérisoire, elle se mit à chercher des pistes nouvelles. C’est ainsi qu’en mars 2005 nous nous sommes retrouvés à Istanbul quelques jours, où elle voulait entrer en contact avec des Tsiganes et/ou des spécialistes de la question. De fait, elle est allée tout de suite à l’essentiel : non pas les violonistes et clarinettistes virtuoses de Tarlabaşı, mais les ramasseurs de cartons des quartiers les plus déshérités, et leur chant à voix nue. Mais il fallait recommencer tout, s’investir, apprendre une nouvelle langue : elle préféra tourner la page. Ici, à Istanbul où je me trouve, tous ceux à qui j’ai annoncé « la nouvelle » ont été bouleversés, ils se souviennent parfaitement d’elle.

C’était son style, de disparaître, parfois longtemps, plus ou moins en brouillant les pistes, puis de réapparaître, comme si de rien n’était. Nous nous sommes revus en 2008 dans un restau du quartier latin, une fois. Puis elle est venue, plus tard, au séminaire doctoral, rue Serpente, un lundi matin… Je crois que c’est la dernière fois que nous nous sommes vus. Retrouver cette ambiance la faisait beaucoup rire…
L’apparent et le caché. Comme « la foule » et « les chants à écouter » ; comme son rire, et ses tourments intérieurs ; quand elle parlait des sujets qui la passionnaient, sa voix devenait plus tendue, haut perchée… Cette façon qu’elle avait de regarder plus loin que son interlocuteur, avec ce sourire, et ses paroles venaient de bien loin, au-dessus ou derrière elle… Ici les soufis parlent du zahir et du batın, le manifeste et le caché : elle portait en elle une extrême tension, entre ces deux dimensions de la vie…

Son adresse mail était heloise.l : je lui avais un jour demandé « pourquoi .l »? elle m’avait répondu : « pour faire tomber le boulet »…
Elle me permettra donc de citer ce petit mail, réponse à mes voeux d’anniversaire, le 1er mars 2006, —30 ans…  il sonne comme un poème de Beckett… ou surtout un poème d’Héloïse!

« Je suis au boulot là… tout est comme d habitude.
Mais belle journée, tu as remarqué? la neige, le soleil… un air de montagne presque… et la nuit maintenant…
Implacable.
Bises
Héloïse »

Jérôme  Cler, Istanbul, 30 mars 2011

 

 

Maîtrise de Héloïse Boullet
La musique des Tziganes du métro, sous la direction de Jérôme Cler, au jury François Picard, Patrick Williams
Mémoire : 1 ?, mention TB
10 juillet 2002
Paris IV Sorbonne

DEA de Héloïse Boullet
Les « musiques à écouter » chez les Tsiganes du sud de la Roumanie, sous la direction de François Picard, au jury Jérôme Cler, Bernard Lortat-Jacob
Mémoire : 18
26 septembre 2003
Paris IV Sorbonne

http://www.artistes-contre-le-mur.org/heloise.html

Société française d'ethnomusicologie